« On supporte mal la concurrence féminine sur le marché du travail pendant les crises »
Dr Mary Clare Roche, chef des chercheurs au Baromètre arabe

Retour sur les résultats surprenants du dernier sondage du Baromètre arabe à propos des tendances de l'opinion publique concernant le genre et la place de la femme. Ce dernier révèle en effet que les femmes marocaines ne soutiennent plus l'égalité des chances dans le milieu professionnel. Aussi, préfèrent-elles que les hommes aient le pouvoir décisif dans les affaires familiales. Analyse des conclusions de cette enquête sociologique avec Dr Mary Clare Roche, directrice de la technologie et de l’innovation au Baromètre.

Entretien

Dr Mary Clare Roche, Chef des chercheurs et directrice de la technologie et de l’innovation à l’Arab Barometer

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Comment expliquez-vous le recul du soutien à l'égalité des chances dans le milieu professionnel au Maroc, en particulier parmi chez les femmes ?Mary Clare Roche: Les gens ont, habituellement, tendance à être plus disposés à soutenir la participation des groupes traditionnellement « dépossédés de leurs droits » ou minoritaires lorsque l'économie se porte bien. Ils sont cependant moins enclins à soutenir l'avancement de ces mêmes groupes lorsque l'économie est en souffrance et pendant les crises.Selon les données de la Banque mondiale, l'inflation au Maroc s’est aggravée ces dernières années. La crise économique croissante peut amener les citoyens à moins supporter la concurrence pour les emplois disponibles. La plupart des citoyens marocains, hommes et femmes, estiment qu'il est probable qu'une personne aussi qualifiée, voire moins qualifiée qu'eux, soit embauchée à leur place. La promotion de l'égalité des chances au profit des femmes peut être ainsi perçue comme une difficulté économique supplémentaire pour les hommes.Étant donné que peu de femmes travaillent actuellement au Maroc (en comparaison avec les hommes), la majorité d'entre elles dépendent donc économiquement des revenus des hommes de leur entourage. Une femme peut ainsi craindre les impacts négatifs sur sa qualité de vie si elle pense que son mari rencontrera des difficultés au travail et spécialement à cause de la concurrence féminine.Peut-on dire que l'État, la société et les employeurs n'aident pas les femmes marocaines à trouver leur juste place dans la sphère professionnelle ? Assistons-nous à une nouvelle forme de ségrégation et de sexisme au travail ?On peut dire que l'État, la société et les employeurs pourraient faire mieux et davantage pour faciliter l'accès des femmes marocaines au monde professionnel. Lorsqu’il s’agit de chercher ou de trouver un emploi, les Marocaines rencontrent une multitude de barrières que leurs compères masculins ne sont pas obligés de surmonter.Trouver des solutions pour la garde des enfants, en particulier, est perçue comme un challenge féminin, un défi spécifique aux femmes, mais pas pour les hommes. Les Marocains estiment que le principal problème des services de garde d'enfants est leur mauvaise qualité, suivi d'un manque de disponibilité.Un investissement de l'État ou des employeurs dans ces services pourrait donc alléger ce fardeau pour les femmes désireuses d'intégrer le marché du travail. De plus, une perception biaisée et des préjugés tenaces à l'encontre des femmes lors des recrutements sont souvent cités comme un obstacle majeur à leur embauche. Tandis que les préjugés à l'égard des hommes sont rarement évoqués comme un problème dans leur quête d'emploi.Qu'en est-il du pouvoir de décision au sein de la famille qu’elles préfèrent léguer aux hommes? Les femmes sont-elles épuisées par le jonglage entre leurs responsabilités professionnelles et familiales ?La charge et le poids de la prise de décision varie en fonction des choix à faire. Les hommes et les femmes ont également des perceptions différentes de qui devrait être responsable et de quelles décisions. Par exemple, plus de la moitié des femmes estiment que la gestion du budget alimentaire devrait être une responsabilité partagée, tandis que plus de la moitié des hommes pensent que c'est le chef de famille c'est-à-dire l’homme qui doit s’en charger.Les décisions liées à la prise en charge des enfants sont clairement perçues comme relevant de la responsabilité des femmes ; sinon, la garde d'enfants serait également une préoccupation pour les hommes souhaitant entrer sur le marché du travail. De plus, 21 % des femmes marocaines affirment que le principal obstacle pour faire appel aux services de garde d'enfants est qu'ils soient considérés comme socialement inacceptables. Seulement 15 % des hommes marocains partagent ce point de vue. Bien que les femmes et certains hommes pensent que la garde des enfants par autrui est perçue comme socialement inacceptable, cette responsabilité constitue un obstacle uniquement pour les femmes qui souhaitent travailler.À votre avis, pourquoi y a-t-il une préférence pour le modèle familial traditionnel alors que l’on revendique le statut d’une société moderne ?Le changement est difficile. La plupart des femmes marocaines de plus de 30 ans sont mariées et ont des enfants. Les hommes ont toujours été obligés de travailler et devraient obligatoirement avoir un boulot, tandis que l'entrée d'une épouse et d’une mère au marché du travail est perçue comme une décision familiale. Une femme marocaine a besoin d'un époux et d'une famille qui la soutiennent pour pouvoir trouver un emploi et s’y épanouir.La famille devrait alors décider comment gérer les tâches ménagères, telles que la cuisine, le ménage et la garde d'enfants, lorsque deux adultes travaillent. Cela peut s'avérer complexe, surtout si l’homme et la femme n'ont jamais vécu au sein de ce type de famille « active » et qu’ils n’ont jamais observé ce type de répartition des tâches. Si les deux époux ont tout les deux grandi dans un modèle familial traditionnel, ils doivent faire preuve de beaucoup de créativité pour envisager une structure familiale différente. Ce défi pourrait devenir plus facile au fil des générations lorsque de plus en plus d'enfants marocains grandiraient dans des foyers où les deux parents sont actifs.

Arab Barometer

L’Arab Barometer est un réseau de recherche développé pour mesurer les fluctuations de l'opinion publique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Fondé en 2006, il est spécialisé dans la réalisation d'enquêtes d'opinion publique rigoureuses et représentatives à l'échelle nationale dans le monde arabe.