Le tourisme interne, solution palliative et jetable ?

Pour relancer le secteur touristique après cette crise pandémique, les pouvoirs publics vont certainement miser sur le tourisme interne, qui a été délibérément délaissé dans les visions 2010 et 2020, et qui n’a été sollicité que pour sauver le secteur à trois reprises entre 2003 et 2012. Analyse de l’expert et directeur du Conseil provincial du Tourisme à Ouarzazate.  

« Le tourisme Marocain est 3 à 4 fois plus touché  que les Pays de l’OCDE », déclare Zoubir Bouhout. Cette hypothèse s’explique selon lui par un ensemble de facteurs. « Si les pays de l’OCDE seraient moins touchés que  le Maroc c’est en raison de la place qu’occupe le tourisme interne dans la structure de l’activité touristique de chaque destination. Ainsi pour le pays de l’OCDE, ce segment représente en moyenne 75% des dépenses du tourisme intérieur. Le Maroc lui, dépend à plus de 78% du tourisme international. Aussi  l’impact de la crise ne sera pas  de la même intensité dans tous les pays en raison notamment de l’importance des plans de relances mis en place et des sommes colossales mobilisées.

Cependant, l’analyse de l’activité touristique des Pays de l’OCDE, considérés également parmi le Top 10  mondial, en termes d’arrivées de nuitées et/ou de recettes touristiques, fait apparaître le rôle déterminant joué par le tourisme interne tant au niveau des arrivées que de nuitées. La France première destination touristique  avec 89 millions d’arrivées internationales en 2018, avait reçu 82 millions de touristes internationaux en 2012 et compatit 198 millions de touristes nationaux pendant la même année.  D’un autre côté, le volume global des nuitées passées en 2016, par les touristes nationaux dans les hôtels et hébergements assimilées (HEA), renseigne sur l’importance du tourisme interne dans les pays développés. La part de ces nuitées avoisine 60 % en Allemagne, 50% au Royaume-Uni, 40% en Italie contre moins de 3% seulement au Maroc.

Selon Bouhout, le constat est sans appel, il est impératif que le Maroc révise son modèle de développement touristique. Or, « le recours aux nationaux ne doit pas être considéré comme un simple palliatif au moment des crises, jetable dès la reprise des arrivées internationales, il doit constituer le noyau dur de la future stratégie touristique », insiste Zoubir Bouhout avant d’ajouter « Le tourisme interne que la stratégie (visions 2010 et 2020) a délibérément délaissé,  est aujourd’hui sollicité pour sauver le  secteur ».

La première édition de Kounouz-Biladi.

Au début des années 2000,  avec l’affaire du 11 septembre 2001,  et l’épidémie du Sars entre 2002 et 2003, qui a fait 774 morts dans le monde et aurait coûté quelque 54 milliards de dollars suite à la chute  des revenus touristiques selon  estimations de l'OMS, le secteur du tourisme allait vivre l’un de ses épisodes les plus cauchemardesques. Au Maroc, les arrivées des touristes étrangers sont passées de 2,28 millions en 2000 à  2,25 millions en 2001 puis   2,22 millions en 2002 avec une stagnation du chiffre en 2003. Les nuitées des touristes étrangers ont  aussi enregistré des régressions en passant  de 11,27 millions en 2000  à  10,29  millions  en 2001 puis à 8,87 millions en 2002. Pour faire face a cette crise, les responsables marocains ont fait appel aux nationaux pour sauver le secteur et la première opération de Kounouz-Biladi  fut organisée sur une durée d’un mois du 14 avril au 18 mai 2003, suivie d’une deuxième vague l’été 2003.  D’après Bouhout « le plan n’a pas pu atteindre les résultats escomptés avec les attentats du 16 mai 2003 et  le faible degré d’adhésion des professionnels (environ 15% des hôtels classés et des agences de voyage). En effet, les nuitées des nationaux  n’ont progressé que de 4,72% en 2003 contre 5,8 % en 2002. Cependant avec l’adhésion significative des agences  de voyages  à l’été 2004, les choses se sont améliorées.  Et Le volume des nuitées des résidents a en effet progressé de 7,52% en 2004 contre  4,72 % en 2003. Entre temps le volume des nuitées  des touristes étrangers est passé  à 10,30 millions en 2004 (+21,03%), 12,26 millions   en 2005(+19,03%) et   13,35 millions  (+8,89%)en 2006 , tandis que le volume des nuitées des résidents  n’a progressé que de  3,50%  en 2005 et 0,68% en 2006 et la compagne semble abandonnée », regrette Bouhout.

Crise des USA, Kounouz-Biladi revient !!

A Partir de 2007, les signes de la crise financière des Etats Unis d’Amériques commencent à se faire sentir, le taux de croissance des nuitées des touristes étrangers s’établit  à +2,62% seulement en 2007 avant de chuter  à (- 4,60 %) en 2008 et (-4,21%) en 2009. Les touristes nationaux  continuent par contre d’améliorer leur performances en enregistrant des taux  de croissances de +7,05%, +6,27% et + 9,73% respectivement en 2007, 2008 et 2009 . « D’où la décision au printemps 2009 de lancer la deuxième édition de Kounouz-Biladi en introduisant quelques changements (pour dissimuler probablement les dérives de la première version). La nouvelle version  est désormais  étalée sur toute l’année avec le doublement   du nombre d’hôtels adhérents et l’augmentation de  l’offre à 8.000 lits à l’échelle nationale.  La  première version de  Kounouz-Biladi  était limitée dans le temps avec  deux vagues, la première  coïncidait avec  les vacances du printemps (Un mois a cheval entre Avril et Mai) et la deuxième vague à l’été », explique Zoubir Bouhout.  Et il ajoute «En 2009, le volume des nuitées des résidents a progressé de +9,73% pour atteindre 3,72 millions  de nuitées et de + 9,41% pour atteindre 4,07 millions en 2010 ,ce qui représente a peine 56,5 % de l’objectif des  7,2 millions de nuitées prévus dans le cadre du plan Biladi. Pour les années suivantes les nuitées des résidents ont progressé de +10,59%  en 2011, +10,02% en 2012. +4,86 % seulement en 2013. Le volume des arrivées des MRE a nettement progressé en passant de1, 95 millions en 2000 à 2,7 millions en 2004 puis a 4,38 millions en 2010. Il apparait donc très clair que grâce a l’évolution substantielle des arrivées des MRE qui ont contrecarré les baisses des arrivées des touristes internationaux ainsi qu’au dynamisme du tourisme national que le secteur a pu résister et dépasser les zones de turbulences avec un minimum de dégâts.

La progression soutenue du volume des nuitées des nationaux tout au long de la période  2000-2010 a permis de faire passer leur nombre de 2,27 millions en 2000 à 4,07 millions en 2010 (+1,8 millions de nuitées, +79% de croissance sur toute la période ) alors que les nuitées des touristes étrangers sont passées de 11,27 millions en 2000 à 13,95 millions en 2010 , (+2,68 millions de nuitées, +24% de croissance sur toute la période ) . La part des nuitées des résidents sur le volume total  est passé de ce fait de 16,77% en 2000 à 22,59% en 2010 .

Attentat argana,  et de trois pour Kounouz-Biladi !!

L'attentat du café Argana prédisait le plongeon du tourisme marocain dans une nouvelle crise. Les nuitéesdes touristes étrangers ont enregistré une baisse -11,03 % en 2011 après avoir enregistré +11,42% en 2010, en 2012 L’évolution n’était  que de +1,05 % seulement. Le  plus inquiétant était sans doute la régression continue des recettes provenant du tourisme international, celles-ci sont passées de 58,9 milliards de dirhams en 2011 à 57,8 milliards de dirhams en 2012 puis à 57,6 milliards  de dirhams en 2013. Parallèlement, l’évolution des nuitées des résidents s’est située  à +4,86 % seulement en 2013 , au lieu de +9,73% en 2009,+ 9,41% en 2010,+10,59%  en 2011  et  +10,02% en 2012. « La recette n’est plus à deviner : L’appel au secours des nationaux. », glisse Bouhout qui complète «cette fois ci, les professionnels ‘’semblent’’ déterminés à ‘’réconcilier’’ avec le touriste national qui ne doit  plus être  considéré comme un simple palliatif. Tirant les leçons des  ‘’échecs passés’’et dans l’attente de finaliser une nouvelle stratégie pour le tourisme national en  2013, les professionnels annoncent cette fois-ci que des packages sur  5 ans seront proposés via un site internet (kounouzbiladi.ma) qui permettra à la fois de procéder à des réservations et de découvrir les bons plans. Les résultats  restent très mitigés ». En chiffres, les nuitées  ont évolués d’une manière irrégulière sur toute la période: +4,86% en 2013, +2,45% en 2014, +11,03% en 2015 ,+11,13% en 2016, +7,74% en 2017,+1,23% en 2018 et + 9,75% en 2019. « On doit signaler cependant que chaque fois que les nuitées des touristes étrangers  reprennent , l’évolution des nuitées des résidents diminue , en 2017 et 2018 les nuitées des touristes étrangers ont progressé respectivement de + 18,45% et + 11,74% alors que les nuitées des résidents n’ont progressé que de +7,74% en 2017 et + 1,23% en 2018, contre une  évolution de +11,03%   en 2015 et +11,13% en 2016 », souligne Bouhout.  En gros, durant la période 2010-2019, le tourisme national a pu dynamiser l’activité  du secteur, le volume des nuitées des nationaux est passé en effet de 4,07 millions  à 7,84 millions (+3,78 millions de nuitées, +82% de croissance sur toute la période) alors que les nuitées  des touristes étrangers sont passées de 13,95  millions en 2010 à 17,41 millions en 2019, (+3,46 millions de nuitées, +24% de croissance sur toute la période). La part des nuitées  des touristes nationaux est passée de ce fait de 22,59% en 2010 à 31,05% en 2019 et la part de la consommation  interne dans le volume global s’est améliorée en passant de 21,97% en 2010 à 22,39% en 2019.

En définitif en vingt ans d’activité, entre 2000 et 2019, le nombre d’arrivées des MRE est passé    de  1,95 millions à  5,89 millions d’arrivées soit + 3,94 millions en chiffre absolu et + 202%  de progression sur une toute la période. Le nombre d’arrivées des  touristes étrangers en séjour est passé de  2,32 millions à 7,04   millions durant la même période soit +4,72 millions d’arrivées  (+ 203% par rapport à 2000). La progression la plus spectaculaire a été observée au niveau des nuitées des nationaux qui sont passées de 2,27  millions en 2000 à 7,84 millions en 2019, soit plus 5,57 millions de nuitées correspondant a une progression de  245% entre 2000 et 2019. Les nuitées des Touristes étrangers n’ont progressé que de 54% pendant toute la période puisqu’elles sont passées  de 11,27 millions   en 2010 à 17,41 millions en 2019.

Tourisme interne, le grand oublié de la vision 2010

Pourtant, Zoubir Bouhout explique que le tourisme interne semble être le grand oublié de la vision 2010. « En effet, bien que l’objectif visait le doublement du nombre des touristes nationaux hébergés en hôtels classés en le portant de 1,2 millions en 2000 à  2 millions en 2010, aucune mesure concernant la mise en place d’infrastructure d’hébergement adaptée au citoyen marocain n’a été préconisé , les concepteurs se sont limités a proposer des produits spécifiques ‘’attrayants’’ (formules week-end, semaine, package tout compris) commercialisés à des tarifs promotionnels et supportés par une campagne nationale de promotion en direction des nationaux. Etant entendu qu’une étude sur le développement du tourisme national lancée en Juillet 2000 serait achevée  au plus tard avant fin Mars 2002, d’aprèsl’accord cadre de la vision 2010 », nous confie Bouhout. Et il ajoute encore que la version 2020 n’a fait qu’entériner le plan Biladi lancé en 2007 (a moins de 3 ans de 2010)  prévoyant une capacité litière additionnelle de 30.000 lits dont 19.000 lits en campings et 11.000 unités en résidences hôtelières horizontales, repartis sur  huit nouvelles zones touristiques intégrées d’une superficie allant de 25 à 45 hectares chacune. En termes d’activité ce plan prévoit d’atteindre 7,2 millions de nuitées à l’horizon 2010 (contre 4 millions en 2000 et 5,9 millions en 2003) et plus de 9 millions de nuitées en 2015.

Offre de structures d’hébergement limitée pour les nationaux

« Or Treize ans après la présentation du Plan Biladi , le taux de concrétisation sur ce segment situerait a moins de 30 % : sur les 8 stations initialement prévues, deux seulement ont pu voir le jour avec des années de retard par rapport aux délais de livraisons prévus, deux autres sont toujours en cours de construction, une station a été abandonnée a cause du foncier et 3 autres cherchent toujours preneurs », note Bouhout. . Cette offre limitée de structures d’hébergement adaptées au citoyens marocains a limité d’une part l’accès des nationaux aux établissements touristiques classés ce qui s’est traduit par un pourcentage très faible des nuitées passées dans les hébergements classées (3% du potentiel total), limitant ainsi la recette du tourisme interne a 7 Milliards en 2019, sachant que la consommation du tourisme interne est estimée  à 22,7 milliards de dhs en 2019. De ce fait  les marocains ont multiplié leurs voyages vers d’autres destinations touristiques présentant probablement des offres très compétitifs et auraient dépensé plus de 125 milliards de dirhams dans leurs voyages a l’étranger durant la période 2000-2019 alors que la recette du tourisme interne marchand se situerait   à  63 milliards durant cette période (environ 6,3 milliards de dhs/an).

«Les nationaux vont certainement contribuer à amortir le choc d’une chute libre du secteur  comme ils l’ont toujours fait. Le volume de récupération dépendra des délais de  l’état d’urgence sanitaire et que des mesures de relances qui seront mises en place », conclut Bouhout qui pour lui, les nationaux vont servir le 4ème JOKER pour sauver l’activité du secteur (après ceux déjà servis en 2003, 2009 et 2012).