Maritime : Les Marocains lâchent le gouvernail

D’une maîtrise presque complète du transport maritime sur son littoral, le Maroc est devenu un pays totalement dépendant des étrangers. Voici comment la flotte nationale a chaviré.

Nous n’avons plus de flotte nationale», regrette Mahmoud Benjelloun. Le président du Cluster maritime marocain a des trémolos dans la voix quand il se rappelle, nostalgique, les années glorieuses où le transport maritime national suscitait des convoitises à l’échelle internationale : «Aujourd’hui, 98% du trafic maritime marocain est contrôlé par les étrangers notamment les Espagnols et les Italiens», avance un fin connaisseur du secteur. Le cabinet ALG Transportation Infrastructure & Logistics qui a remis, en 2013, le premier volet de son étude commanditée par le ministère de l’Equipement et du Transport revient sur les maux du secteur maritime. Le diagnostic est alarmant : une flotte réduite, des entreprises nationales qui affrètent peu de navires comparativement à la moyenne mondiale, un personnel peu spécialisé et des coûts de maintenance importants en raison de l’absence de cale sèche adaptée aux besoins de la flotte. A cela s’ajoutent, l’absence de facilités de financement, de fonds de garantie, de lignes de crédit à la mesure des entreprises ainsi que le poids de la fiscalité.

2015 est la quatrième année consécutive qui marque la quasi absence du Royaume sur l’échiquier du transport maritime. Récemment, les derniers navires de Comarit ont été vendus aux enchères. IMTC, autre opérateur marocain de taille, est toujours en proie aux pires difficultés financières.

Pour tenter de changer la donne, le Département de tutelle s’est contenté de lancer plusieurs appels à manifestation d’intérêt (AMI) avec l’ambition de renforcer la présence marocaine sur les lignes maritimes de transport de passagers et de transport mixte. L’objectif : remplir le vide laissé par les navires du groupe Comarit-Comanav et éviter de dépendre des compagnies du voisin ibérique. Les opérateurs pointent du doigt la démarche du département des Transports. «Les appels lancés font comme si le secteur comptait plusieurs dizaines d’armateurs en très bonne santé financière», déclare Benhima, Secrétaire général de l’Association professionnelle des agences et compagnies maritimes. Il a été demandé aux opérateurs intéressés de soumissionner à un lot de lignes et de mobiliser pour chacune d’elles un navire. Ce n’est pas tout. Il fallait aussi déposer une caution de 10 millions de dirhams. Certains opérateurs ont tout de même répondu à l’appel mais uniquement pour les lignes courtes sur lesquelles les flux sont plus importants et jugées plus rentables. «On nous demande d’investir et, en même temps, on exige une caution énorme, c’est déjà une barrière à l’entrée», ajoute Benhima.

Pour le moment, une seule compagnie marocaine opère, Inter Shipping, mais uniquement sur les lignes courtes :Tanger ville-Tarifa et Tanger Med-Algésiras. Naveline, autre compagnie à capitaux 100% marocains, a reçu le ok pour exploiter deux bateaux sur les lignes Tanger Med-Algésiras pour une période de dix ans. Elle devrait démarrer cette année, mais il n’y a toujours rien de concret. Elle serait toujours, selon certaines sources, à la recherche de ses navires. La nouvelle compagnie maritime, Red Fish, filiale de FRS et fruit d’un partenariat germano-marocain, a aussi bénéficié d’une autorisation sur la même ligne. Mais en attendant que de nouveaux navires arrivent, les lignes courtes sont monopolisées par les opérateurs espagnols, FRS, Acciona et Balaeria qui contrôlent plus de 60% du trafic dans le Détroit, tandis que les lignes dites longues sont l’apanage des Italiens, Grimaldi et GNV.

Au total, ce sont 11 navires qui opèrent aujourd’hui sur l’axe Tanger Med-Algesiras, dont 6 espagnols et quatre marocains. «Sur ces quatre marocains, deux appartiennent à Inter Shipping, un navire à FRS et un autre à Naveline qui n’a pas encore commencé», nous confie ce professionnel sous couvert d’anonymat.

On n’acquiert pas, on affrète seulement

L’ouverture de nouvelles lignes maritimes n’est pas forcément synonyme de résurrection du pavillon national. Car les compagnies n’achètent pas des navires, mais les affrètent.

«Un armateur marocain doit travailler avec un navire marocain, et non pas affréter des navires étrangers», lance Mostafa Benhima. Et d’ajouter : «Qui dit affrètement dit navire étranger loué sous pavillon marocain. Tout simplement parce ces nouvelles entités créées aujourd’hui n’ont pas les moyens de s’acheter un navire. Donc ils les louent chez les Grecs pour une durée minimale de 6 mois». La location d’un navire d’une capacité de 600 personnes et 20 voitures, par exemple, peut coûter jusqu’à 20.000 euros par jour. Et l’armateur doit payer un mois de caution et un mois d’avance. Donc 1,2 millions d’euros, rien que pour ces deux mois. Sans compter les autres charges très lourdes et les taxes à payer. Parce qu’en affrétant, l’armateur doit payer 10% de retenue à la source versée au Trésor. «Si on n’a pas de navires en propre, de grandes capacités financières, en plus d’un réseau commercial étoffé, on ne peut survivre dans ce secteur», assure Benjelloun. Le DG d’ Inter Shipping, Rachid Chrigui, approuve ces dires : «Pas facile en effet de démarrer sur ce marché».

D’après des sources fiables, Rachid Chrigui aurait perdu quelque 7MDH avant même de commencer. Il aurait loué un navire pour 6 mois, mais il est resté immobilisé sur le quai pour des vices cachés. «Le problème pour les Marocains, c’est qu’ils doivent payer cash. Les loueurs ne font plus confiance à nos armateurs depuis l’affaire Comarit», souffle notre source.

De son côté, l’Etat exige que l’âge du navire ne doive pas dépasser 21 ans. Selon un professionnel du secteur, ce type de navires est aujourd’hui introuvable. «Il n’y a sur le marché que des navires dont l’âge dépasse 25 ans. Au niveau international, on ne construit plus de bateaux. On sait qu’investir dans des navires devient presque impossible, vu la concurrence de l’aérien. Donc on rénove. C’est là une contrainte supplémentaire pour les armateurs marocains.» Pour ce qui est du financement, les banques marocaines ne veulent plus prendre le risque d’injecter de l’argent dans le secteur maritime qui est marqué par un manque total de visibilité, comme le déplore Chrigui.

Cette concurrence qui tue

Certes Intershipping détient, selon son manager, 33% de parts de marché sur cette ligne de Tanger Med-Algésiras, mais «la concurrence est farouche ». En effet, les compagnies étrangères ont la mainmise sur le trafic maritime qui représente 4 millions de passagers et 967.000 véhicules acheminés par an, selon le ministère de l’Equipement et des Transports. Ce marché, qui se chiffrerait en milliards de dirhams, échappe aux opérateurs marocains, qui devraient normalement engranger la moitié des recettes générées. «Les étrangers ont trouvé un vide non exploité et ont sauté sur l’occasion», affirme Mostafa Benhima. Avec la disparition de la flotte nationale, c’est l’indépendance économique et maritime du Maroc qui est en jeu. Le lancement d’un plan d’urgence par le ministère du Transport pour sauver le pavillon marocain ne semble pas avoir porté ses fruits. «On nous parle d’un plan d’urgence depuis quatre ans maintenant, sans résultat», déplore-t-il. Selon Benjelloun, il est inutile de continuer de regarder en arrière. Pour lui, le problème est là, il est grand temps de penser à des alternatives pour mieux gérer cette situation.

Le déclin de la flotte nationale, c’est aujourd’hui les MRE qui le paient. Selon Benhima, sur les quatre dernières années, les prix ont augmenté en moyenne de 8 à 10%.