« Il est grand temps pour une croissance spectaculaire en Afrique ! »
Roger Myerson, Prix Nobel du2019u00e9conomie 2007.

Entretien réalisé par Mohammed Zainabi et traduit par Jamila Arif

L’Observateur du Maroc a rencontré Roger Myerson, en marge du Sommet mondial des dirigeants locaux et régionaux tenu à Rabat du 1er au 4 octobre 2013. Cet économiste américain de renommée mondiale apprécie la gestion décentralisée au Maroc et ne manque pas d’optimisme pour l’Afrique.

L’Observateur du Maroc. Vous insistez beaucoup sur le pouvoir local comme élément clé dans le processus de développement d’un pays. Quelle appréciation faites-vous du système de décentralisation mis en place au Maroc que vous semblez bien connaître ?

Roger Myerson. Lors du Sommet mondial des dirigeants locaux et régionaux de Rabat, j’ai eu l’occasion de parler de l'importance de la décentralisation des pouvoirs à certains élus locaux. Je sais qu’ici au Maroc, l'administration locale a une longue histoire et fait preuve d’une réelle dynamique. Je sais aussi que durant la dernière décennie, le Royaume a entrepris une réforme majeure qui a donné plus de pouvoir aux élus locaux et aux présidents des assemblées locales. Ainsi, toutes les décisions publiques ne sont pas nécessairement prises par le gouvernement central. Le système marocain confirme donc que les dirigeants de ce pays croient au partage du pouvoir avec les élus locaux. Evidemment, le partage des responsabilités est très important pour le renforcement d’un système démocratique réussi. En adoptant ce système, le pays sera plus fort, plus riche, plus prospère et les citoyens de ce pays seront mieux servis. Je ne peux qu’être heureux devant cette dynamique.

Après avoir été pendant longtemps décrite comme le continent de tous les malheurs, l’Afrique est désormais considérée comme la zone de croissance. Partagez-vous cet avis ?

Je viens de lire un bon article affirmant que les statistiques de croissance ont sous-estimé la croissance en Afrique au cours des 20 dernières années. De nombreux pays africains ont adopté des lois fiscales qui ont bien fonctionné. Il existe bien sûr des évasions fiscales dans le continent, mais cela se produit un peu partout dans le monde. Mais peut-être que l'effet est plus visible dans certains pays africains et donc ces pays semblent plus pauvres qu'ils ne le sont réellement. Lorsque l’on mène des enquêtes de terrain sur la consommation, on se rend bien compte que les statistiques mettant en exergue une très faible croissance en Afrique ne sont pas tout à fait vraies. Il est clair que le continent connait bien une croissance, autant qu’en Amérique latine et dans une grande partie de l'Asie. Pour rappel, dans cette autre partie du monde, la Chine et l’Inde ont connu une énorme croissance. Cela signifie que parmi les populations les plus pauvres du monde, certaines ont pu atteindre un revenu intermédiaire. C’est une très importante réalisation humaine. Si l’Afrique souffrait de quelques réalités décevantes au cours de la génération passée, il est grand temps aujourd’hui pour une croissance spectaculaire dans ce continent. La clé pour y arriver n’est autre qu’une meilleure gouvernance. Cela passe notamment par une décentralisation des pouvoirs.

En matière de décentralisation des pouvoirs, quel modèle pourrait mieux inspirer les pays africains ?

Le gouvernement chinois est très fédéral. Le pouvoir local y opère donc avec beaucoup d'autonomie. Beaucoup plus que les modèles de gouvernance dans la plupart des pays africains. C’est un modèle à méditer parce que la décentralisation du pouvoir en Chine est absolument essentielle à la croissance chinoise. Celle-ci est réalisée, dans une très large mesure, sur le plan local par des investissements entrepris avec la participation active des maires, des gouverneurs, des conseils municipaux et des conseils provinciaux. Donc, il ne s’agit pas seulement d’une croissance nationale mais aussi et surtout d’une croissance émanant des structures gouvernementales locales. A l’opposé, plusieurs pays d'Afrique restent plus centralisés que le reste du monde. Le Maroc comme je l'ai déjà affirmé, est un pays doté d’un bon système de décentralisation et je pense qu'il est bénéfique pour le pays. C’est bon pour l'économie, bon pour le système politique et bon pour la construction de la démocratie. Ce sujet était central dans les travaux du Sommet de Rabat qui a confirmé l'énorme potentiel des peuples africains. La meilleure chose que l’on pourrait espérer dans les prochaines décennies est de voir l’Afrique renforcer davantage sa croissance.

Concernant les prévisions, pensez-vous qu’on peut encore donner du crédit aux économistes que vous êtes, alors que vous n’aviez même pas vu venir les crises à répétition de ces dernières années ?

Je ne suis pas un spécialiste de la macro-économie, je suis économiste. Et votre reproche comme beaucoup d’autres du même genre sont adressés aux macro-économistes. Il n’en demeure pas moins que ces derniers n’ont pas démérité. D’ailleurs, si nous vivons aujourd’hui dans un monde meilleur, c’est parce que les économistes en savent plus sur la gestion macro-économique que dans les années 1930. Je tiens donc à leur rendre hommage. Ils ont contribué à l’amélioration de la gestion économique, empêchant ainsi le monde de sombrer dans une dépression mondiale.

Votre satisfaction est loin d’être partagée par tout le monde…

Cela ne m’empêchera pas de dire et de répéter que nous sommes aujourd’hui dans un monde où il fait bon vivre. Il est vrai que nous autres économistes, nous ne pouvons pas prétendre tout savoir. Mais notre savoir théorique avance. Je dois toutefois avouer qu'il y avait des économistes dans les pays riches qui prétendaient avoir réglé le problème de la stabilisation économique de sorte que certains d'entre nous n’ont pas assez travaillé sur le sujet. Nous savons maintenant que nous avions tort et que nous avons encore beaucoup à apprendre. Certes, nous avons compris beaucoup de choses déjà, mais beaucoup reste à déchiffrer. L’acquis le plus important à mon sens, c'est que durant les 30 dernières années, il y a eu d'énormes progrès dans la capacité des économistes à comprendre le fonctionnement des institutions financières. Ben Bernanke, président de la Réserve fédérale américaine, est lui-même l’un des premiers leaders ayant apporté du renouveau dans la théorie macro-économique en regard de la réalité des institutions financières. Mais cela n'a pas été suffisant. Notre façon de penser la stabilisation macroéconomique reste malgré tout différente de celle des institutions financières. Aujourd’hui encore, cette réalité n’a pas l’air de changer, poussant les économistes à travailler davantage. Ce faisant, ces derniers contribuent à rendre le monde meilleur. Bien sûr, les crises sont toujours là, mais elles ne sont pas aussi graves que dans le passé. Elles seront moins graves dans l'avenir. J'espère en tout cas que les économistes en auront appris davantage.