Mohamed Boubouh : "Aucun modèle d’entreprise ne peut tenir au modèle turc"
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L’ALE avec la Turquie porte préjudice au secteur du textile, à l’écosystème, aux industriels et des milliers d’emplois qui risquent de disparaître. L’offensive de l’offre turque ne fait pas uniquement mal au marché local, mais également à l’export. Comment arrêter l’hémorragie ? Recette du président de l’AMITH, Mohammed Boubouh.

Entretien réalisé par Mounia Kabiri Kettani

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Le secteur du textile est d’un des secteurs les plus touchés par la pénétration des produits turcs sur le marché marocain. Dressez-nous un état des lieux ?

Mohammed Boubouh : Les opérateurs du textile marocain ont du mal à suivre le rythme des importations massives turques et à s’imposer sur leur propre marché. Et ce, pour diverses raisons. La première est liée à la concurrence déloyale des marques turques. Les résultats d’une enquête que nous avons confiée à un cabinet externe, montrent que ces entreprises réalisent un EBITDA inférieur à 2%. Aucun modèle d’entreprise ne peut tenir avec un tel ratio.

Concrètement, ces entreprises s’appuient sur des subventions assez importantes octroyées de la part de leur gouvernement pour s’étendre sur le marché, fragiliser le tissu industriel voire carrément l’anéantir pour détenir le monopole. Les principaux mastodontes installés sur le territoire tels LC Waikiki, DeFacto... usent de tous les moyens pour vendre quitte à recourir à une sorte de « dumping invisible ». Résultats : Le produit marocain n’arrive pas à être compétitif, on assiste à une destruction de plus de 44.000 emplois durant les 3 dernières années et la fermeture d’une centaine d’entreprises entre 2016 et 2019. Au moment où ces entreprises n’investissement pas ou peu, emploient un nombre réduit, et savent très bien défendre leur marché puisqu’elles bloquent toute tentative d’export sur leur territoire. L’investissement ne correspond même pas à 1% alors qu’ils investissement massivement dans des pays voisins. En gros, cet ALE ne profite qu’aux Turcs. C’est pourquoi nous saluons la décision, politiquement courageuse et économiquement légitime, du ministre de l’Industrie pour avoir enclenché ce processus de révision de l’Accord dans l’objectif de stopper l’hémorragie.

En dehors du marché local, les industriels souffrent aussi de l’offensive turque à l’export. Comment ?

Le Maroc a réalisé un chiffre record en matière d’exportations en 2018 avec un chiffre d’affaires de 38 MMDH. Toutefois, là aussi les exportateurs marocains sont confrontés à une problématique majeure celle de la dévaluation de la monnaie turque (46% par rapport au dollar et 50% par rapport au DH) sans parler des subventions du programme Turquality. Conséquence : les exportations marocaines sont plus chères et donc moins compétitives. Il y a aussi le problème de règles d’origine. Par exemple une entreprise marocaine qui réalise des produits finis, achète un tissu turc, le confectionne au Maroc et envoie son produit fini à une enseigne européenne. Cette dernière est obligée de payer 2,5% de droits sur ce produit. Donc, l’exportateur est non seulement taxé sur le tissu mais aussi sur sa valeur ajoutée, alors que le même produit du même tissu acheté par une entreprise turque et envoyé à la même enseigne est reçu avec « 0 » droits de douane, puisqu’elle a l’avantage de la libre circulation douanière avec l’UE. Ce qui nous handicape doublement. Nous trouvons ce traitement injuste de la part de l’UE qui en plus segmente l’Afrique en accordant l’avantage dans les règles d’origine à d’autres pays africains comme c’est le cas pour la Côte d’Ivoire. Le ministère de l’Industrie et du commerce ou encore celui de l’Économie et des finances sont conscients de cette injustice et l’ont fait savoir à la partie européenne. Nous souhaitons que le ministère chargé des Affaires étrangères agisse aussi dans ce sens.

Le Maroc a choisi la stratégie de l’ouverture depuis plusieurs années. Instaurer des règles de protectionnisme n’est pas perçu comme un pas en arrière ?

Tant que la stratégie d’ouverture ne détruit pas les emplois marocains, elle est la bienvenue. Mais au moment où elle porte atteinte à l’industrie locale et ouvre la voie à certains pour recourir à des pratiques déloyales ou encore du dumping sans aucun respect des pratiques dictées par l’OMC, c’est normal que le Maroc se défende et protège les intérêts de ses industriels. Cela est légitime.

Pourquoi le Maroc n’adopterait-t-il pas la même stratégie turque et subventionner à son tour les entreprises à l’export ?

Nous sommes en train de traiter ce point justement avec notre ministère de tutelle et sommes en train de confectionner un programme spécial de locomotive pour les exportateurs qui veulent s’orienter vers le marché local et s’implanter sur d’autres marchés européens. La qualité et le savoir faire marocain dans notre secteur n’est plus à démontrer. Nous travaillons avec le marché mass market, avec la moyenne gamme et le haut de gamme. Nous avons déjà montré notre expertise et notre compétitivité n’est plus à discuter. Maintenant, il faut des aides sur trois volets. Le premier concerne les aides pour le loyer des points de vente, ensuite il y a l’aide en matière d’aménagement de magasins, plus le volet de la créativité et le marketing. Et quelles mesures propose aujourd’hui l’AMITH pour protéger le tissu industriel intérieur et rééquilibrer la balance commerciale du secteur entre les deux pays ?

Une entreprise turque qui réalise un bon chiffre d’affaires au Maroc est appelée à fournir un minimum d’efforts pour créer des emplois. Ainsi, l’AMITH propose aujourd’hui trois mesures : 60% des produits vendus par des marques étrangères doivent être fabriqués au Maroc, l’instauration des droits de douanes à hauteur de 30% et l’implantation de grands opérateurs turcs de l’amont au Maroc. De mon côté, je suis en train d’encourager les exportateurs en vue de la création d’une marque marocaine forte capable d’attaquer le marché local.

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